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Les SES au Grand Air

Un blog de ressources pour les sciences économiques et sociales

Pour la sociologie

Pour la sociologie

« Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser » : c’est en ces termes que Manuel Valls s’est exprimé, suite aux attentats du 13 novembre 2015 à Paris, pour qualifier le travail des chercheurs en sciences sociales. Derrière cette phrase, l’idée selon laquelle vouloir expliquer les conditions sociales qui ont mené des individus à basculer dans le terrorisme reviendrait à justifier les actes criminels commis par ces mêmes individus. Dans un petit recueil rafraichissant (Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », La Découverte, 170p.), Bernard Lahire répond point par point aux critiques adressées à la sociologie, et aux sciences du monde social en général, selon lesquelles cette discipline aurait pour vocation première de vouloir « excuser » les actes commis par les individus en les « expliquant » de façon systématique par le milieu social duquel ces individus proviennent.

Ainsi, selon leurs opposants, il faudrait que les sociologues cessent de tout vouloir expliquer par le « social », au risque de nier les principes de liberté et de responsabilité individuelles. Ainsi, nous disent-ils, si un individu commet un acte délictueux, c’est évidemment moins du fait de son appartenance sociale que des choix et des décisions individuelles qui l’ont mené à accomplir cet acte. Il faut donc arrêter de vouloir chercher des « excuses sociologiques » aux individus et les mettre face à leur responsabilité lorsqu’ils commettent un délit, échouent à l’école ou perdent leur emploi. Evidemment, la réciproque est valable : toute réussite d’un individu au niveau social, scolaire ou économique ne serait pas liée à l’environnement social dans lequel a grandi cet individu mais le fruit de son « talent » et de ses « dons » qui lui ont permis de faire les bons choix pour réussir. Autrement dit, il ne faut pas chercher d’explications externes aux individus pour expliquer leurs échecs ou leurs réussites car cela revient dès lors à mettre en cause l’idée que chaque individu est libre et responsable de ses choix. La sociologie s’opposerait donc à toute idée de liberté individuelle en confondant l’individu et son environnement social. Or, nous dit Lahire, cette idée démontre une méconnaissance de la sociologie et de ses fondements d’une part, et revient à essentialiser les comportements individuels d’autre part.

D’abord, Lahire rappelle que la sociologie est une science qui produit des résultats en utilisant des méthodes d’enquête (entretiens, observations, questionnaires…) qui lui permettent de comprendre et d’expliquer divers phénomènes sociaux. Ainsi, lorsqu’un sociologue souhaite comprendre ce qui a conduit un individu à basculer dans la délinquance, il retrace méthodiquement la trajectoire sociale de cet individu en cherchant à repérer la succession d’évènements intervenus dans sa vie (ruptures familiales, échecs scolaires, sociabilité avec d’autres individus délinquants…) afin de pouvoir expliquer son passage à l’acte. En faisant cela, le sociologue cherche évidemment à comprendre ce qui conduit un individu à commettre un acte répréhensible, mais certainement pas à excuser ou à juger cet acte – ceci étant de l’ordre de la justice et non de la science. Et c’est précisément sur ce point que Lahire insiste : lorsque le sociologue met en évidence les causes (familiales, scolaires, économiques…) qui peuvent conduire un individu à développer des comportements délinquants, ce n’est pas pour lui trouver des excuses mais bien davantage pour rendre visibles les dysfonctionnements sociaux sur lesquels il faut agir afin d’endiguer ces phénomènes. Ainsi, ce n’est pas en niant le fait que les ruptures familiales, l’échec scolaire ou encore la ségrégation spatiale sont liés au développement de la délinquance que l’on parviendra à y remédier, mais bien plus en agissant sur ces différents éléments repérés par les sociologues.

Ensuite, Lahire démontre la contradiction inhérente au discours selon lequel les individus sont libres et responsables de leurs actes, et qu’à ce titre leur réussite ou leur échec n’est dû qu’à leur plus ou moins grand « talent » ou « don » dont ils auraient hérité à la naissance. D’abord, cette idée est pour le moins curieuse : comment peut-on penser en même temps que des individus sont dès leur naissance dotés de dons et de talents différents et postuler qu’ils sont libres et responsables de leur réussite ou de leur échec ? Mais, plus fondamentalement, considérer qu’un individu est libre et responsable de ses actes revient à penser que les individus évoluent de façon isolée des autres individus, qu’ils ne sont en aucun cas influençables et perméables aux évènements (échecs, réussites, ruptures…) qui émaillent leur vie ni aux différents contextes (familiaux, scolaires, professionnels…) qu’ils traversent durant leur parcours. Or, il paraît absurde d’ignorer par exemple que la réussite scolaire est liée à la possession de ressources culturelles, économiques ou encore sociales qui sont plus répandues dans les catégories sociales favorisées, comme le montre le taux d’accès des enfants de cadres ou d’enseignants aux classes préparatoires aux grandes écoles. Vouloir dissimuler ce fait en dénonçant la sociologie revient à vouloir rendre invisibles les mécanismes qui permettent aux catégories sociales favorisées d’élaborer des stratégies – plus ou moins conscientes – de reproduction sociale. Et du même coup, et c’est sûrement cela le pire, faire penser aux individus faiblement dotés en ressources scolairement valorisées que leur échec ne repose que sur leur manque de talent pour les études, et certainement pas sur leur « handicap social et culturel ».

Finalement, c’est bien parce qu’elle a pour rôle de dévoiler ces mécanismes, que ceux qui possèdent le pouvoir politique, social ou économique voudraient laisser dissimuler afin de ne pas voir leur position remise en cause, que la sociologie est indispensable. En dévoilant les structures sociales qui profitent aux uns et desservent les autres, elle permet de démentir l’idée selon laquelle réussir ou échouer ne seraient qu’une question de responsabilité individuelle et invite à ouvrir des perspectives de réforme ou de transformation du monde social afin de le rendre moins brutal pour ceux qui y échouent. La raison d’être de la sociologie est donc de pousser à la critique sociale et de mettre en question les stratégies de conservation de l’ordre social. Et c’est précisément pour cela qu’elle mérite d’être étudiée et défendue.

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