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Les SES au Grand Air

Un blog de ressources pour les sciences économiques et sociales

La société du concours : vers une démocratisation de l’injustice sociale

Plus qu’une simple plateforme, « Parcoursup » constitue un symbole de l’inflexion en cours concernant le rôle de notre système scolaire au sein de la société. En concevant un système d’orientation qui systématise le principe de classement et accoutume à l’idée de sélection, ce dispositif mis en place par le Ministère de l’Education Nationale s’inscrit dans l’avènement de la « société du concours » décrite par Annabelle Allouch dans un ouvrage récent (La société du concours. L’empire des classements scolaires, La République des idées/Seuil, 110 p., 11,80 ). Elle y montre comment le concours est omniprésent dans notre société (jusque dans les cuisines de l’émission Top Chef !) qui finit par en faire un critère incontournable de l’évaluation du mérite individuel, quand bien même il accentuerait les inégalités sociales.

Mais avant toute chose, comment en est-on arrivé à l’instauration de cette « culture du concours » ? La sociologue explique cela par le fait que la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur, et la massification scolaire qui en résulte, rencontre de plus en plus de résistances. Cette démocratisation d’accès, si elle se traduit par une entrée relativement plus importante d’étudiants de catégories populaires à l’université, serait critiquable par son manque d’efficacité à deux niveaux : d’abord, au niveau du taux d’échec important en première et deuxième année de licence, notamment parmi les étudiants issus de filières technologiques et professionnelles qui proviennent très majoritairement de milieux sociaux défavorisés. Ensuite, quand bien même les parcours universitaires sont réussis, les étudiants qui décrochent un diplôme seraient bien trop nombreux au regard des besoins en matière d’emplois qualifiés ; de sorte que la rentabilité des diplômes serait affectée par la distribution d’un nombre trop important de certifications, conduisant inexorablement les diplômés au déclassement social et à l’épreuve de la précarité.

Ce constat bien ancré dans l’opinion publique conduit à envisager tout naturellement l’idée d’une restriction de l’accès à l’université : en limitant l’accès à l’enseignement supérieur, on résoudrait en même temps les problèmes de l’échec en cours de scolarité et de l’inflation des diplômes. Dès lors, comment faire en sorte que ce retour sur la démocratisation de l’accès à l’Université ne soit pas considéré comme un acte arbitraire ? Tout simplement par la mise en place d’un dispositif de mise en compétition des lycéens pour l’accès aux formations universitaires sélectives (ou qui définissent des capacités limitées) dont le nombre ne fait que grandir.

Mais si l’on doit organiser une « course » pour permettre l’accès à l’université, encore faut-il que cette compétition soit juste. Aussi, le dispositif de classement et de sélection conçu pour trier les lycéens avance des critères objectifs à partir desquels ils doivent concourir : ces critères mobilisent évidemment des compétences scolaires (bulletins et dossiers scolaires, épreuves écrites) mais aussi des compétences sociales (capacité à se présenter par écrit et à l’oral) dont on sait que la neutralité sociale apparaît beaucoup plus contestable. Néanmoins, ces critères objectifs sont à l’origine d’un classement indiscutable car issu d’un concours standardisé (c’est le même pour tous les candidats) et récompensant le mérite scolaire et individuel. Aussi, comment contester la légitimité d’un tel processus qui, en plus d’agir de façon équitable, permet de résoudre en toute justice le problème de l’échec à l’université en sélectionnant ceux qui y seront les plus aptes à réussir ?

On pourrait objecter à ce raisonnement qu’il a pour fonction de jouer le rôle d’un « voile d’ignorance » visant à dissimuler les effets néfastes d’une mesure dont le bon sens et le pragmatisme seraient incontestables. En effet, que faire de ces nombreuses études américaines qui montrent qu’une sélectivité plus forte à l’entrée de l’enseignement supérieur se traduit mécaniquement par une baisse de la part des élèves de milieux populaires qui y accèdent ? Doit-on vraiment passer sous silence que si toutes choses égales par ailleurs la sélection paraît répondre aux problématiques structurelles de l’enseignement supérieur, ses effets sociaux ne sont pas vraiment égaux par ailleurs puisque ce sont les étudiants issus des milieux sociaux les plus fragiles et les plus précaires qui en feront les frais ? Doit-on considérer comme une solution « juste et équitable » une mesure qui conduit au renforcement des inégalités sociales ? Doit-on croire à l’idée de « mérite » lorsque celle-ci ne fait que récompenser la possession d’un capital économique et culturel dont on sait qu’il est d’autant plus fort que l’on monte dans la hiérarchie sociale ? Doit-on se résigner à l’idée que les étudiants de milieux populaires ne seraient pas « adaptables » à l’enseignement supérieur, et ainsi évacuer la possibilité que ce soit à l’enseignement supérieur de s’« adapter » en cherchant les manières de faire réussir cette population qui est plus souvent que les autres en difficulté ? Doit-on enfin se faire à l’idée qu’il serait juste d’empêcher des bacheliers de pouvoir suivre une formation supérieure constituant pour eux le principal espoir de mobilité sociale et de sortie de leur condition sociale ?

Les réponses à ces questions déterminent sans aucun doute le type de société dans laquelle nous souhaitons vivre, notre conception de la justice sociale, l’intérêt que nous accordons à ceux qui sont les moins bien munis socialement, et par là-même le pouvoir que nous leur donnons pour lutter contre ceux qui sont déjà confortablement dotés et qui cherchent à conserver leur position au nom de la justice, de la liberté et du pragmatisme…

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