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Les SES au Grand Air

Un blog de ressources pour les sciences économiques et sociales

Même pas en rêve !

S’endormir et rêver : personne ne peut échapper au « gardien du sommeil » comme le disait joliment Sigmund Freud. D’ailleurs, le rêve est souvent interprété comme un espace de liberté pour l’individu en ce qu’il se déroule en dehors de toute interaction sociale, la rêveuse ou le rêveur pouvant alors laisser voguer son imagination sans contrainte… Cette interprétation du rêve comme espace de liberté individuelle absolue est toutefois mise en question par le sociologue Bernard Lahire dans son dernier ouvrage passionnant L’interprétation sociologique des rêves (La Découverte, 2018, 448 p., 25 ). Par une analyse rigoureuse et limpide, Lahire revisite les théories sur les rêves (sociologiques, mais aussi psychologiques, neurobiologiques ou encore psychanalytiques) pour en proposer une version actualisée et nourrie de ces différents domaines pour penser un programme scientifique des rêves.

Au cours de son analyse du rêve, Lahire va faire sauter deux frontières entre des concepts généralement étanches. La première est celle séparant le conscient de l’inconscient : en effet, alors que la vie éveillée est conçue comme le moment où l’individu accompli des actes conscients et réfléchis, le sommeil est perçu comme un moment où l’inconscient se manifeste par le biais des rêves. Or, selon Lahire, cette séparation entre la vie consciente diurne et la vie inconsciente nocturne est largement critiquable : en témoignent le nombre d’actions que nous réalisons chaque jour « sans réfléchir » ou « par habitude » et qui se déclenchent sans que nous y pensions. Ceci s’explique par le fait que nous ayons intériorisé des manières d’agir, de penser et de faire à ce point ancrées en nous qu’elles se mettent en œuvre, à certains moments ou à certains endroits, sans que nous ayons besoin d’y réfléchir, « inconsciemment ». Aussi, en s’appuyant sur cette présence de l’inconscient dans notre vie éveillée, Lahire fait l’hypothèse que ce sont ces mêmes dispositions, reflets du passé incorporé par l’individu au cours de sa vie, qui sont à l’origine de la production des rêves. De la même manière que certaines actions « inconscientes » que nous faisons à l’état éveillé s’expliquent par ces attitudes héritées de notre expérience passée, Lahire considère que nos rêves sont « inconsciemment » produits par ces mêmes dispositions qui vont en orienter le contenu.

Dès lors, Lahire en vient à faire sauter une autre frontière : celle habituellement établie entre la vie éveillée comme lieu de rationalité et le sommeil comme cadre du développement de l’irrationnel. En effet, Lahire montre que nos rêves – aussi tordus, mystérieux ou cauchemardesques qu’ils puissent être –, s’ils sont analysés comme le produit de notre « passé incorporé » ont un caractère tout à fait rationnel. Mais, objectera-t-on, nos rêves ne présentent-ils pas souvent des incohérences (notre petit ami devient notre père, notre meilleure amie devient notre sœur), des confusions (entre des lieux, des objets) ou des rapprochements (entre deux moments de notre vie) qui le rendent incompréhensible ou ininterprétable ? C’est que, répond Lahire, le rêve utilise un langage qui lui est propre et qui doit être décodé pour être compris : et ce langage est d’autant plus difficile à concevoir qu’il n’est pas le même que celui que nous utilisons lors de la vie éveillée. Lorsque nous dormons, nous sommes en tête à tête avec nous-mêmes (communication de soi à soi) et le langage employé dans les rêves ne subit pas les codes (scolaires, professionnels, amicaux, amoureux…) que nous devons respecter lorsque nous sommes éveillés : à aucun autre moment nous sommes à ce point détachés du contexte dans lequel nous nous exprimons. Le rêve emploie donc un langage composé de raccourcis, d’images et de pensées parfois brutales mais qui, pour être compris, doivent être reliés à notre passé et aux événements plus ou moins récents qui ont pu jouer le rôle de déclencheur du rêve (des désirs inassouvis, des frustrations, une sensation rappelant une personne, un lieu, un moment de notre vie). Le rêve n’emploie donc pas un langage irrationnel mais une forme de langage difficile d’accès car il n’est encadré par aucun code et fait référence à des évènements que seul le rêveur a vécus. La traduction et la compréhension du rêve passent donc par une analyse sociologique fine et détaillée de la vie des rêveurs pour percer leur « langage onirique ».

Par son raisonnement implacable et nourri de références multiples, Lahire nous montre que le rêve est finalement la continuation de notre vie éveillée par la mobilisation d’un autre langage. Aussi, le rôle du sociologue est de mettre à jour les dispositions enfouies au plus profond des individus et de tenter d’identifier les évènements qui, dans leur vie éveillée, vont déclencher leurs rêves nocturnes. Après la lecture de cet ouvrage, une chose est sûre : on ne peut plus jamais rêver comme avant…     

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